9/14/2010

Sur un concept de société chez J.J.Rousseau (1)

L’expérience de l’instant :
J.-J. Rousseau ou la scène originaire de la modernité

Junji Sato (l'Université de Hokkaido, Japon)

« Parler d’origine et de degré zéro commente en effet l’intention déclarée de Rousseau et elle corrige sur ce point plus d’une lecture classique ou précipitée. Mais en dépit de cette intention déclarée, le discours de Rousseau se laisse contraindre par une complexité qui a toujours la forme du supplément d’origine. Son intention déclarée n’en est pas annulée mais inscrite dans un système qu’elle ne domine plus. Le désir de l’origine devient une fonction indispensable et indestructible mais située dans une syntaxe sans origine. »

(J. Derrida, De la grammatologie, p.345)

L’impossibilité de l’origine et la logique de la scène

L’origine de l’histoire échappe à l’histoire elle-même, puisque ce qui en constitue l’originalité ne saurait, par définition, se situer sur le plan de l’ historicité : l’origine ne doit pas avoir d’histoire précédente, elle aura donc eu lieu absolument ailleurs, hors de la répétition. Mais, inversement, l’histoire ne devrait commencer qu’en suspendant ses rapports avec son origine : l’origine n’étant pas inclue dans l’histoire, le commencement presque originaire de toutes les répétitions doit être, pour reprendre le terme derridien, ce qui supplée à l’origine impossible. Un supplément, puisque c’est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’histoire, aussi inclu qu’exclu. Le livre fondamental de Derrida, De la grammatologie, n’a pas seulement dégagé, à travers cette notion de supplémentarité de l’origine la problématique du phallogocentrisme en général. Elle a aussi éclairci la structure d’un problème séculaire des études rousseauistes en particulier. Car grâce à la réflexion derridienne, on a pu approfondir la compréhension de l’impossibilité d’un passage de « l’ état de nature » (c’est-à-dire l’avant de l’histoire, les pures répétitions pré-originaires) à « l’état de société» (de même, l’après de l’histoire, les développements des passions).

Rousseau nous semble avoir la conscience de ce qu’est le paradoxe de l’origine quand il parle, par exemple, d’une impossible naissance de la parole humaine dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Mais il n’en tentait pas moins de « séparer l’originalité de la supplémentarité» (Derrida). D’où vient, faut-il le rappeler, toutes les séries de singularité de la pensée de J.-J. Rousseau. Il y a, chez lui, un désir de parler d’origine, mais ce désir est inévitablement né d’un plus grand désir, sans doute celui de l’Autre, qui ne cesse d’estomper l’origine. Dans toutes les activités théoriques de Rousseau, ce double jeu de désir s’opère de part en part. Celui qui parle d’une origine ne saurait donc éviter le caractère, sinon fictif, du moins hypothétique du point zéro. Comment pourrait-on penser l’origine autrement qu’en y suppléant une quasi-origine, un fantôme-supplément du point zéro? L’origine, c’est un état « qui n’existe plus, déclare la préface du Discours sur l’origine de l’inégalité, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent[] ».

Cependant, tout le paradoxe de l’origine n’est pas évidemment limité au commencement absolu de l’historicité ou de l’état de société, c’est-à-dire de la culture. Rien n’est, logiquement, épargné. Une époque, après avoir été une fois constituée et reconnue comme telle, a besoin, après-coup, d’une hypothèse de sa naissance, ou d’un mythe qui puisse légitimer sa rupture par rapport à l’époque prédédente. Le cas privilégié de ce besoin, c’est celui de la modernité, puisque le trait fondamental en est un désir indomptable d’être toujours nouveau. « Il faut être absolument moderne », disait Rimbaud. Etre moderne sans appel, sans comparaison, l’absolu moderne, c’est être toujours nouveau, être en rupture avec le passé. Un homme moderne, c’est plutôt un Zeus parricide qui tue Chronos (le Temps) qu’un Saturne qui dévore ses propres enfants, c’est-à-dire la génération à venir. Et l’on peut penser que celui qui se rompt totalement de tout ce qui l’a précédé, devrait désormais se créer à partir du zéro en anéantissant les mémoires culturelles et traditionnelles. Une création perpétuelle de soi implique donc nécessairement un certain oubli. C’est pourquoi la modernité inscrit dans sa consistance même un oubli de sa propre origine. L’histoire de la modernité est, en ce sens, l’histoire d’un oubli, d’une mystification de la problématique de l’origine.

Il en résulte une nécessité de reconsidérer Jean-Jacques Rousseau qui, se situant au seuil de la modernité, s’est inlassablement interrogé sur l’hypothétique origine de la société[]. L’importance de l’invention rousseauiste consiste en ceci : pour échapper à la logique de supplémentarité de l’origine, il recourt à une mise en scène originaire, à une dramatisation imagée de l’origine. Mais il faut bien comprendre qu’il ne s’agit nullement d’une quelconque nécessité rhétorique, ni d’une fidélité au mimèsis séculaire, mais d’un acte invisible de la fondation elle-même. Ce que Rousseau tente de présenter, c’est l’image en mouvement d’un acte qui sous-tend virtuellement l’origine. D’où cet énoncé qui reste philosophiquement crucial : « Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société []». Un peuple devient tel par l’acte de décréter sa naissance. Une origine se fonde, se crée, par l’action de sa propre virtualité qui précède.

La question à laquelle nous aimerions répondre est celle-ci : comment J.-J. Rousseau, l’un des premiers penseurs à avoir conscience de la rupture radicale des temps modernes par rapport aux temps précédents, a-t-il pu concilier cette absence de fondement avec ses idées sur la nature de l’homme et sur l’origine des droits? Quel agencement doit-on concevoir entre la rupture et la série de mises en scène de l’origine ? Pour y répondre, nous empruntons un schème à la psychanalyse : la scène primitive ou originaire. Comment la psychanalyse définit-elle le concept de scène ? On sait qu’il s’agit de deux événements chronologiquement séparés, le premier étant incompris, oublié et effacé pour être ensuite repris, après coup, dans l’élaboration du second événement. Mais le premier événement n’est pas la cause du second : entre ces deux, il n’y a pas de relation de cause à effet, mais une reprise, une répétition. Car la scène primitive est reprise et actualisée dans le second événement. En ce qui concerne le concept de scènes primitives, il est nécessaire de reprendre les formules de l’étude fondamentale de Laplanche et de Pontalis, étude dont nous supposons la lecture préalable, et à laquelle nous nous référons constamment dans cette étude. Quitte à la simplifier, disons que la scène primitive devient elle-même un indice ( un « petit bruit », pour prendre un cas rapporté par Freud) ou une trace minime à partir de laquelle s’élabore toute formation fantasmatique ultérieure ( le petit bruit entraîne des angoisses, des crises paranoïaques ). Ainsi Laplanche et Pontalis concluent-ils que « l’origine du fantasme est intégrée dans la structure même du fantasme originaire []». Le fondement est actuellement inclus dans la structure.

Le fondement se trouve ainsi suspendu dans le vide, de sorte qu’il n’est plus possible de le situer dans une série temporelle, dans une chronologie. Schématiquement parlant, nous aimerions dire ceci : si quelqu’un, au début des temps modernes, savait penser d’une telle façon, c’est sans doute le Jean-Jacques Rousseau du Discours sur l’origine de l’ inégalité (1756). C’est autour de cette impossibilité de situer l’origine dans le temps, d’installer l’état de nature dans l’histoire humaine, que Jean-Jacques a fait tourner sa théorie historique. Car il s’agit moins d’une fiction théorique que d’une tentative de dépasser le temps chronologique. L’état de nature se situe dans l’absence, en dehors de la chrono-logique ; il est hors du temps. Entre la nature et la civilisation, il n’y a pas de rapport causal, ni réel, mais seulement un rapport virtuel et logique.

Mais l’absence de rapports réels ne signifie pas forcément le silence, ni le néant absolu. Rousseau tente, au contraire, de mettre en scène la naissance d’une communauté, et ce à plusieurs reprises. Nous aimerions analyser à présent des scènes relativement peu connues, mais qui n’en sont pas moins significatives, dans le ch.VI du livre I du Contrat Social et dans le « Lévite d’Ephraïm ».

Une thématique de l’instant : Du «Lévite d’Ephraïm » au « Contrat social »

En juin 1762, le Parlement a condamné l’Emile, et décrété la prise de corps de l’auteur. Et Rousseau de partir en exil. C’est sur la route qu’ il a commencé à réécrire un épisode biblique (les Juges, 19-21). Il s’agit d’un récit terrible qui raconte une guerre fratricide de punition et de vengeance des Israélites contre les Benjaminites, une tribu israélienne. En voici le récit de la Bible : un lévite part en voyage avec sa concubine ; lorsqu’ils passent une nuit dans la ville de Guibéa, une bande de voyous benjaminites viole la femme, qui sera retrouvée morte le lendemain. Le lévite en rage décide de couper le corps de sa femme en 12 morceaux pour les envoyer aux 12 tribus d’Israël. Les israélites jusque là sans roi ni loi, donc divisés et dispersés, se rassemblent en raison de l’indignation générale suscitée par ces terribles envois. Une cruelle guerre de vengeance est déclenchée contre les Benjaminites, qui se voient bientôt au bord de l’anéantissement, de l’extermination totale. A ce moment de la narration biblique, advient une soudaine cessation de combat : les israélites ne supportent plus la guerre fratricide. La tribu de Benjamins, ainsi pardonnés, acquièrent les filles de Silo, et, enfin, s’assurent le droit d’exister.

Comment ce récit biblique a-t-il pu fasciner Jean-Jacques en fuite au point d’en écrire une version personnelle ? Cette question fait couler beaucoup d’encre chez les rousseauistes, mais notre intérêt est un peu plus général que celui suscité par des lectures purement interprétatives. Ce que nous voudrions étudier ici serait moins une interprétation biographique et psychanalysante qu’une description de l’agencement des textes rousseauistes en 1762. De quel agencement s’agit-il ? De rien d’autre que de celui Du Contrat social. Car les deux textes, le Lévite et le Contrat, concernent en fait, et d’une manière profonde, le fondement du contrat social en particulier et la constitution d’une communauté en général.

Analysons de plus près le récit effroyable du « Lévite». L’absence des rois et l’absence de la famille se démarquent donc dès le début du récit. Reste la loi morale : celle de l’hospitalité. De même que le père de la femme accueille chaleureusement le lévite, un vieillard inconnu l’invite gentiment chez lui avec sa femme dans la ville de Guibéa, qui se situe un peu au nord de Jérusalem, dans le territoire de Benjamin, prospère et hostile aux autres. A travers ces deux cas, on peut constater que la loi de l’hospitalité est toujours efficace même dans l’anarchie. Mais qu’en est-il de l’efficacité de cette fameuse loi pour les hors-la-loi ? Quelle efficacité universelle de la loi peut-on attendre ? De là, la scène devient sombre et tragique : les voyous benjaminites, sourds à toutes les tentatives d’entamer une discussion raisonnable manifestées par le lévite et le vieillard, finissent par aggresser la femme du lévite. La justice sans force est impuissante, disait Pascal. Comment retrouver l’autorité universelle de la loi, sinon par la reconstitution d’un pouvoir efficace de la justice, d’un pouvoir législatif, constitutionnel ? Voilà le sujet central du récit.

Il faut donc reconstituer un pouvoir qui puisse mener des opérations de châtiment, de violence punitive. Pour ce faire, il faut d’abord réunir les israélites dispersés pour que se constitue un peuple identique à soi et, de plus, conscient de sa propre identité à soi. Un peuple, comme nous l’avons vu, c’est le point crucial de la théorie politique des temps modernes : c’est un groupe humain qui sait qu’il est un peuple, qui sait promettre aux autres la fidélité à sa propre identité, à sa présence à soi. Ce qui est en jeu ici, c’est la constitution d’un tel peuple, d’un tel sujet. Ce qui nous semble fascinant dans le texte de l’Ancien Testament, et qui aura sans doute fasciné Jean-Jacques, c’est la dramatisation (Darstellung) extraordinaire de cette problématique. Comment consituer un sujet ? La réponse est stupéfiante : envoyer les parties du corps aux tribus. Un mystérieux projet : la femme morte volera en éclats. Suivons donc la scène selon la version rousseauiste qui décrit soigneusement le processus marqué comme suit :

« Dès cet instant, occupé du seul projet dont son âme était remplie il fut sourd à tout autre sentiment ; l’amour, les regrets, la pitié, tout en lui se change en fureur. L’aspect même de ce corps, qui devrait le faire fondre en larmes, ne lui arrache plus ni plaintes ni pleurs. Il le contemple d’un œil sec et sombre ; il n’y voit plus qu’un objet de rage et de désespoir. Aidé de son serviteur, il le charge sur sa monture et l’emporte dans sa maison. Là, sans hésiter, sans trembler, le barbare ose couper ce corps en douze pièces ; d’une main ferme et sûre il frappe sans crainte, il coupe la chair et les os, il sépare la tête et les membres, et après avoir fait aux Tribus ces envois effroyables, il les précède à Maspha, déchire ses vêtements, couvre sa tête de cendres, se prosterne à mesure qu’ils arrivent et réclame à grands cris la justice du Dieu d’Israël[]. »

Le passage à l’acte se fait en un instant (« dès cet instant... »). Désormais le mot instant se répète, comme nous allons le voir, avec une assiduité presque étrange, inquiétante même. Du coup, envoyer le corps morcelé en fragments, envois terribles, c’est donc expédier autant de lettres. Le lévite est ainsi destinateur, puisqu’il a écrit des lettres à ses destinataires. Couper le corps, c’est écrire, pour ainsi dire, une sorte de lettre fragmentée. Des lettres en fragments sont envoyées aux destinataires dispersés. Alors, la dispersion se transforme en assemblement ou rassemblement. La fragmentation est donc un assemblage, la mise en pièces signifie en même temps un rassemblement. Les lettres, comme un alphabet, s’articulent et coupent une phrase, mais il s’agit en même temps de réunir les parties en une autre phrase intégrale : découpage et assemblage, articulation et rassemblement, voilà le jeu de l’écriture.

Choquées par la dispersion des fragments du corps féminin les tribus israélites s’assemblent. La scène est à Mispa ( Maspha selon Rousseau) où a lieu une réunion générale. Or devant ces 12 tribus retrouvées, le lévite doit résumer ce qui est advenu à lui et à sa femme :

« Alors le lévite, s’étant présenté dans un appareil lugubre, fut interrogé par les anciens devant l’assemblée sur le meurtre de la jeune fille, et il leur parla ainsi : (...) Peuples du Seigneur, j’ai dit la vérité ; faites ce qui vous semblera juste devant le Très-Haut.
A l’instant il s’éleva dans tout Israël un seul cri, mais éclatant, mais unanime... (...) Les membres de la jeune femme furent rassemblés et mis dans le même sépulcre, et tout Israël pleura sur eux[].
»

L’unanimité, c’est-à-dire l’identité intégrante, se fait d’un seul coup, en un instant. Je voudrais donc insister sur les emplois étrangement réitérés du même mot instant : c’est une modification que Rousseau a apportée au texte original biblique, modification minime, certes, mais qui n’en déplace pas moins le dispositif narratif du texte original. La première occurrence du mot instant marque le moment de la détermination du lévite à mettre en pièces le corps de sa femme : c’est donc une référence à une volonté particulière, individuelle. Par contre, la deuxième marque la reconstitution d’une communauté israélite : c’est une référence à une volonté unanime, à une volonté générale.

L’instant comme une expérience de l’impossible

Poursuivons donc cette analyse en nous focalisant sur l’instant qui nous paraît symptomatique dans le texte de Rousseau. La dernière occurrence dans le texte nous semble décisive pour notre propos. Décisive, parce qu’il s’agit d’une séquence finale entièrement inventée par Jean-Jacques. Ce n’est plus la réécriture d’un récit biblique, mais un ajout très personnel : Rousseau invente un personnage supplémentaire, une jeune fille qui s’appelle Axa, fille de la tribu de Silo, fiancée à Elmacin. La tragédie pour Axa et pour toutes les jeunes filles de Silo, c’est que la communauté israélite avait décidé de les livrer aux survivants benjaminites afin de ressusciter leur tribu au bord de la complète disparition. Une communauté devait ainsi être sauvée par le rapt de ces filles. Pour le texte biblique, c’est purement et simplement un rapt, un viol collectif. Mais pour Rousseau, décidément plus moderne, il est nécessaire d’inventer un processus de consentement. D’où vient le discours du père d’Axa par lequel la jeune fille se persuade de la nécessité irrésistible des lois communautaires :

« Sa voix faible et tremblante (celle d’Axa) prononce à peine dans un faible et dernier adieu le nom d’Elamcin qu’elle n’ose regarder, et se retournant à l’instant demi-morte, elle tombe dans les bras du Benjaminite[]. »

Le discours paternel demande un sacrifice de la part de sa fille, au nom de la communauté : le père peut-il parler autrement à sa fille ? Le père et son discours représentent ainsi une fonction essentielle de la communauté en général : maintenir la distribution et la circulation des femmes. Axa a tout compris, ou presque. Mais elle n’arrive pas à s’exprimer ni par le langage des signes, ni par des gestes ; ce à quoi elle a consenti reste à jamais inexprimable, ineffable, au-delà de la parole. C’est pourquoi, à l’instant, presque évanouie, elle « tombe dans les bras du Benjamite » comme elle tomberait en syncope. Voilà, encore une fois, Rousseau scande le récit par une insistance symptomatique sur l’instantanéité. Non parce qu’il n’y a pas à dire, mais parce qu’il y a trop à dire : trop de choses toutes en contradictions, réclamant toutes en même temps la raison en un instant.

Aussi une dernière référence à l’instant concerne-t-elle le fondement même d’une communauté en général et la structure phallogocentrique, pour reprendre l’expression derridienne. Cette question, dont la gravité est extrême, nous mènerait trop loin. Nous voudrions plutôt terminer cette lecture symptomatique de l’instant rousseauiste. Les références à l’instant que nous avons poursuivies expriment toutes un changement soudain d’état, un événement, une transformation rapide comme l’éclair. Ce sont des moments de passage : d’un sujet passif à un sujet actif ; de l’absence de communauté à la constitution d’un peuple. Toutes les références à l’instant que nous venons de citer marquent autant de ruptures. Là où il y a une rupture, il y a un commencement et une fin, simultanément. Mais comment séparer ce commencement et cette fin s’ils existent en même temps ? Comment penser le paradoxe de l’instant, de la rupture et de l’origine en général ? Et ce paradoxe, on le sait bien, hante toute la pensée sociale et historique de Rousseau depuis Le discours sur l’origine des inégalités jusqu’à Du Contrat social. Et peut-être même au-delà. S’il y a une rupture radicale entre l’état de nature et l’état de société, il y a aussi un poin nodal, point d’organisation : le « contrat ». Le moment de contracter, c’est l’instant où s’actualise une intersubjectivité virtuelle. C’est à partir de ce moment qu’existe une communauté politique. Là est précisément la question du Contat social :

« Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout[]. »

Le Contrat social, que Rousseau avait publié comme nous l’avons vu, juste avant la rédaction du Lévite d’Ephraïm, formule ainsi le premier contrat, le premier serment réciproque des individus pour former une société légitime et nouvelle. La formule est en effet célèbre pour l’aliénation totale, le don absolu de soi au tout, et le contre-don, le renvoi totale de la part du tout, du corps politique. Il faut ici remarquer le trait spécifique de la langue de ce serment, sa rhétorique, parce qu’il s’agit de l’acte de jurer, d’une promesse qui appartient donc à la catégorie du performatif. Rousseau écrit ce sermon en caractères italiques, parce qu’il aura supposé que ce sermon sera lu publiquement, tout haut, à haute voix. Rousseau l’indique sur le mode du discours direct. La promesse est lue et, simultanément, approuvée. Il ne serait peut-être pas abusif de se représenter ce contrat comme une mise en scène théâtrale au cours de laquelle tout le monde prononce cette formule en même temps, en chœur, en harmonie. C’est là, une scène de l’avènement du sujet. Or qu’est-ce qu’un sujet ? C’est avant tout celui qui a non seulement une identité, mais aussi une fidélité, si l’on peut dire, à cette même identité : l’identité en elle-même n’est pas suffisante, il faut en un sens temporaliser cette identité à soi, maintenir, supporter l’identité dans le temps. C’est la fonction d’une fidelité à soi, grâce à laquelle un sujet pourrait enfin être présent à soi-même. Sans identité consistante, aucune promesse, aucun engagement ne serait donc possible. C’est pourquoi quand Nietzsche a définit l’être humain comme un animal qui peut promettre, faire une promesse, il l’a définit comme sujet. Le sujet se répète donc : il répète sa propre identité, sa re-présentabilité, son « itérabilité » au sens derridien du terme. En un mot, on répète la signature. Tout cela, Rousseau l’avait compris, sinon explicitement, du moins d’une façon implicite. D’où immédiatement, l’alinéa suivant :

« A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté[]. »

La cité, polis, ou la république se fonde ainsi. On peut y voir, de nouveau, une référence plutôt dramatique à l’instant. Dramatique, parce que là est une scène originaire de la société nouvelle : la promesse est un acte performatif, une fois prononcée, à l’instant même, c’est déjà réalisé. Dès ce moment, le moi devient commun pour tous les membres d’une communauté. Une communauté est ainsi constituée d’un seul coup, sans processus de constitution. Ce n’est pas un passage d’un état à l’autre, ni une élaboration qui s’opérerait, mais une transformation globale et le devenir instantané qui sont décrits dans la scène originaire du Contrat Social. Originaire, parce que l’origine est avant tout et spécifiquement une coupure dans le temps, une rupture, une césure. C’est que la constitution d’un contrat social se fonde, en fin de compte, sur la distinction temporelle, ou sur la distribution du précédent et du suivant, de l’avant et de l’après. La structure temporelle ne conditionne pas la fondation d’un contrat. Au contraire : c’est le contrat lui-même qui conditionne la temporalité à l’intérieur d’une communauté, en anéantissant son passé.

A ce point d’arrivée, il est sans doute possible d’agencer l’expérience de Rousseau avec ce qui s’est passé sur le plan théorique dans la période 1945-1968. Prenons par exemple la pensée de Deleuze, et spécifiquement son concept de loi dans La Présentation de Sacher-Masoch (1967), qui déconstruit la position lacanienne. Si Kant a inauguré (avec Sade) la vraie modernité, par quel indice peut-on reconnaître la modernité en la distinguant de l’ancienne pensée? Deleuze y répond comme suit :

« Kant dit lui-même que la nouveauté de sa méthode est que la loi n’y dépend plus du Bien, mais au contraire le Bien de la loi. Cela signifie que la loi n’a plus à se fonder, ne peut plus se fonder sur un principe supérieur d’où elle tirerait son droit. Cela signifie que la loi doit valoir par elle-même, et se fonder sur elle-même, qu’elle n’a donc pas d’autre ressource que sa propre forme. C’est la première fois, dès lors, qu’on peut , qu’on doit parler de LA LOI, sans autre spécification, sans indiquer un objet[10]. »

L’essence de la modernité consiste ainsi en son concept nouveau de la Loi. La « loi » au singulier, au lieu des lois plurielles. Si l’on parle « des lois », c’est qu’il y a quelque chose qui les commande, du dehors, du transcendant, puisque des lois ne peuvent que se dériver du Bien suprême, du fondement transcendantal et universel. Mais la modernité n’a plus besoin de ce fondement, parce que la loi se fonde soi-même : il n’y a plus que de l’acte de fondation, mais pas de fondement. Ce qui est présent, c’est uniquement l’absence de fondements.

Or, au travers l’emploi réitéré du mot : instant chez Rousseau, le texte se meut sur le même espace que celui de Kant. La fondation du contrat social se fait en un instant. Il y a donc un saut pradoxal. Dans cette scène de la fondation, les membres de la communauté, rappelons-le, donnent leur promesse à eux-mêmes. La promesse de se donner, l’ « aliénation totale » selon le mot de Rousseau, c’est vider le soi-même, le rendre zéro. Se donner son propre fondement, se contracter avec soi-même, c’est se suspendre dans le vide. Cela ressemblerait à une syncope telle que le montre le tragique geste d’Axa dans le Lévite d’Ephraïm. Mais il s’agit là de l’essence même, nous semble-t-il, du Contrat social. En fin de compte, c’est Jean-Jacques qui avait élaboré, avant Kant, la condition nécessaire pour la situation moderne. C’est qu’il voyait clairement le vide sur lequel notre existence et notre être, se trouvent suspendus.

Conclusion

Notre lecture orientée sur la série symptomatique des instants met l’accent sur le fait que l’imagination de Rousseau est hantée par le paradoxe de l’origine, l’expérience de la rupture.

De cette expérience que l’on pourrait appeler celle de l’instant, de cette expérience de l’impossible, faut-il conclure, tel que le ferait un Habermas, que la difficulté théorique de Rousseau tient à son incapacité de constituer une volonté générale par un processus de discussions consensuelles et de communications publiques, bref par un usage de la raison ? Non, sans doute. Ce qu’il faut comprendre, c’est que, si l’on veut ressaisir de près en quoi consiste la signification des répétitions étrangement insistantes de l’instant chez Rousseau, si l’on veut caractériser une expérience comme celle-ci, alors il faudrait la comparer à la signification de l’expérience essentiellement esthétique. Car l’expérience de l’art ne se constitue pas toujours par un processus de discussions ou d’observations ordinaires, mais par une intuition essentielle qui n’est pas tout à fait exprimable, qui dépasse la langue, mais qui, en même temps, peut se partager, se toucher. C’est le cas du sublime. C’est une expérience tout à fait intelligible mais privée de communicabilité : c’est parfaitement partageable, mais totalement singulier. Il ne faut pas partir d’une communication, au contraire : il faut commencer par l’expérience essentielle. Il faudrait donc entendre la voix silencieuse du corps mutilé de la femme du lévite, le gémissement presque muet de la jeune fille de Silo, Axa, pour ne pas oublier le sacrifice caché des femmes et les violences faites aux femmes. L’espace public et transparent chez Kant, par exemple, a complètement oublié, ou mieux refoulé, cette violence originaire. C’est à Rousseau, par contre, qu’est advenue une mémoire immémorable, une réminiscence non seulement de ce qui s’est passé à l’origine, mais aussi de ce qui se répète virtuellement. C’est une expérience fondamentale chez Rousseau, ou mieux, une expérience fondamentalement moderne.



[] J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, Œuvres Complètes, Gallimard-NRF, t.III, p. 123.

[] L’enjeu philosophique de la pensée de Rousseau est capital, malgré toutes les insuffisances des études rousseauistes et tous les malentendus, malveillants ou naïfs, malgré, enfin, une « scandaleuse sous-estimation » (A. Badiou, Logiques des mondes, Seuil, 2006, p.575) de Rousseau à la manière d’un Heidegger. Sur ce point précis et sur toute la problématique de mimèsis ou de Darstellung de l’origine, nous nous référons à la lecture très pertinente de Ph. Lacoue-Labarthe, Poétique de l’histoire, Galilée, 2002.

[] J.-J. Rousseau, Du Contrat social, Livre I, ch.V, Œuvres Complètes, Gallimard-NRF, t.III, p. 359.

[] « En effet le fantasme invoqué par la patiente reproduit dans l’actuel l’indice de la scène primitive, cet élément à partir duquel a pu prendre toute l’élaboration ultérieure. Autrement dit, l’origine du fantasme est intégrée dans la structure même du fantasme originaire » (Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Fantasme originaire, Fantasme des origines, Origines du fantasme, Hachette, 1985, p.50).

[] J.-J. Rousseau, Œuvres Complètes, Gallimard-NRF, 5 vols, 1959-1995, t.3, pp.1215-1216. Le mot est souligné par nous.

[] Ibid., p.1216. Les mots sont soulignés par nous.

[] Ibid., p.1223. Le mot est souligné par nous.

[] Du Contrat social, Œuvres complètes, op.cit., t.III, p.361. Les mots soulignés le sont dans le texte.

[] loc.cit.,Le mot souligné l’est dans le texte.

[10] Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Minuit, 1967, p.72.

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